Victor Noir
1848 - 1870





André Gill ( 1840 - 1885 )


Victor Noir

Souvenirs historiques D'André Gill


Le 10 janvier 1870, vers 7.heures du soir, j'étais nonchalamment étendu sur mon lit, en train d'excogiter quelque folie pour
l'embellissement du journal la Parodie que je triturais à l'aveuglette, quand un cri me fit sursauter.
? Vous savez que Victor est assassiné!
C'était Maroteau, Gustave, mort depuis à l'île Nou, qui me lançait cela dans l'emportement de sa course à me venir chercher,
et le coup de vent de la porte violemment ouverte.
? Quoi ? quel Victor ? Hugo?
? Eh! non. Victor Noir. Vite, venez : Rochefort m'envoie vous chercher , il nous faut le portrait du mort pour la Marseillaise
de demain.Un fiacre nous attendait à la porte . Nous partîmes traversant tout Paris, muets, songeurs, indignés.
Par ci par là, des groupes se découpaient en noir dont l'agitation décelait la colère populaire.
La, rue de Rivoli, les Champs-Élysées, puis la grande avenue de Neuilly, toujours tout droit. Enfin la voiture obliqua sur la
droite et nous atteignîmes le passage Masséna.
Des foules y stationnaient.
On entrait, on sortait, des imprécations se croisaient dans la nuit.
Nous montâmes ; le frère et la sœur nous reçurent et, nous serrant silencieusement la main, ils nous montrèrent l'escalier.
Je me rappelle encore le logis du pauvre diable, le premier qu'il eût pu meubler à ses frais, avec sa bibliothèque exagérée,
son étroit lit de fer, et le chapeau de ses jours malheureux, un tube en poil de lapins pendu comme un lustre au plafond.
Le mort était couché dans la seconde pièce . Il avait aux mains ses gants intacts, sa chemise éclatante s'ouvrait découvrant la
poitrine puissante où saignait encore le trou de la balle.
J'ai vu souvent la mort, j'ai pu souvent apprécier ce qu'elle imprime de caractère aux traits le plus souvent vulgaires des vivants.
La face de gamin de Victor avait revêtu l'indicible majesté du néant. ll semblait bien véritablement un jeune général de la République,
Hoche ou Marceau. ?
Les interjections se succédaient.
? Qu'on nous donne des fusils ! hurlait Révillon .
Je tirai une feuille de papier et commençait le portrait du mort assisté d'un jeune élève nommé Lemot .
On avait bandé d'un mouchoir mon oeil malade. j'eus, le regret, en faisant ce dessin, de prendre la place de M. Feyen?Perrin qui vint
s'offrir et sans doute eût fait une oeuvre supérieure.
Les heures s'écoulèrent, Le dessin fini parut dans la Marseillaise. Quant à l'original, exposé dans la vitrine de Lacroix, il provoqua
de tels rassemblements que des vitres furent brisées et que je dus le retirer.
Le lendemain il se vendait à milliers parmi cette foule exaspérée, terrible, qui se ruait autour du cercueil et le mena de la poussée
des poitrines au cimetière avec les allures héroïques du bas-relief de Rude.
Je donnai le dessin a Rochefort qui le céda a Paschal Grousset dans le voisinage de Sainte Pélagie ?.
Qu'en a fait Grousset ?

ANDRÉ GILL.



Victor Noir sur son lit mortuaire . Déssiné par A. Gill

Extrait du journal Le Chat Noir