Samedi, 13 janvier 1877, a eu lieu le premier des quatre bals masqués qui doivent être donnés durant le cours du
carnaval de 1877, dans salle de M. Garnier. Des frais immenses ont été faits pour la. décoration de cet immense
vaisseau, dont une partie était occupée par un orchestre de plus de cent musiciens, à la tête duquel se succédaient
alternativement Olivier Métra et le fameux Johann Strauss, que M. Halanzier avait fait venir de Vienne pour
présider a l'exécution de son répertoire musical.
Voici, d'après le Journal. Le Temps, le compte rendu de cette fête sardanapalesque, dont notre gravure représente
le coup d'oeil magique.
Il est assez difficile de se faire une impression exacte sur le bal de l'Opéra ; il y a le clan des optimistes qui trouve
tout parfait: la décoration, les femmes, les masques, la musique de Strauss et celle de Métra. Les pessimistes déclarent
que la salle est sombre, qu'il n'y a pas de femmes, que l'orchestre manque d'entrain, que Strauss est un excentrique
et Métra un rêveur perdu dans les nuages.
Pour ma part, je n'oserais pas affirmer que les pessimistes eussent tout à fait tort. Il est certain que, malgré la richesse
de la décoration, l'éclat des lumières et le bruit de la foule, un certain ennui que les bals de la rue Le Peletier n'ont
pas connu pesait dans l'air.
En y réfléchissant bien, je crois qu'il faut l'attribuer au rigueur que le contrôle a opposées à la tribu féminine de deuxième
étage, qui va au bal pour s'amuser et pour danser. Le nombre des billets de faveur pour dames a été relativement restreint.
Il semble pourtant que la principale préoccupation de la direction aurait du être d'attirer le plus possible des laitières,
de bergères Watteau, de petits chiffonnés, bleus, roses ou jaunes.
Cet admirable décor de l'opéra a besoin d'être réchauffé par des couleurs vives.
Si le comme faut y perdre, l'entrain y gagne. Les dominos de couleur sombre et les habits noirs, font assez triste figure
le long de ce grand escalier ou les marbres étincellent. dans cette salle brillante et décorée avec un goût exquis.
Mais ces réserves faites, il convient de reconnaître qu'il était difficile d'habiller cet immense édifice avec plus de
somptuosité, et l'administration de l'Opéra. s'est surpassé.
La salle, dès minuit et demi, offrait un coup d'oeil féerique.
Comment décrire ce spectacle aux malheureux Parisiens qui ont le stoïcisme de rester chez eux?
On n'imagine pas un pareil déploiement de couleurs et de lumières. Songez que trois mille becs de gaz éclairaient ce
vaisseau d'or, de marbre et de bronze rien que sur le grand escalier, seize torchères de cinquante bougies jetaient leurs
flammes éblouissantes. La décoration ne mesurait pas moins, pour les deux côtés de la scène, de 672 mètres carrés; le plancher
qui, à lui seul, à coûté trente mille francs, développe 519. mètres carrés.
Du haut de l'escalier qui descend dans la salle, l'aspect est merveilleux. Tout au fond, l'orchestre avec son armée de musiciens,
et, dans l'espace intermédiaire, une foule, harmonieusement bigarrée, une mer de costumes qui se détachent en vif sur le fond
des habits noirs, ondule comme un tapis chatoyant sous l'archet de Strauss. une surprise charmante attend, là?bas, dans le fond,
les visiteurs. Le foyer de la danse, dont l'entrée est interdite an public, une main ingénieuse y a prodigué les plantes rares,
les fleurs naturelles aux couleurs vives ; c'est un parterre délicieux et odorant, un coin des jardins d'Armide.
La glace. du fond prolonge la perspective jusqu'aux dernières limites de l'horizon; on dirait une percée de verdure ouverte
sur l'infini.
Disons aussi que si les critiques; exigeants on pu regretter qu'il n'y eût pas assez de femmes costumées, le bataillon d'élite,
le bataillon des loges, offrait un coup d'oeil délicieux. On a rarement vu de plus jolis dominos, des toilettes d'un goût pIus raffiné.
Tout ce monde? là semblait prendre à la fête un plaisir extrême.
A quatre heures du matin, les visiteuses élégantes ne paraissaient pas disposées à quitter la place.
A ce point de vue spécial, le premier bal de l'Opéra de 1877 efface certainement le souvenir de ses devanciers.
Un élément d'intérêt ou d'intrigue assez curieux a ajouté à l'animation générale. Aucun Parisien n'est sans avoir entendu
parler de la grande rivalité entre les deux chefs d'orchestre, M. Johann Strauss, de Vienne et M. Olivier Métra, auteur de la
Valse des Roses, du Tour du Monde et de tant d'autres fantaisies justement goûtées.
La guerre allait? elle éclater? On parlait tout haut de petites manifestations nullement improvisées; on racontait que les
partisans de Métra disputeraient énergiquement le terrain au partisans de Strauss, et que vers deux heures les cris de :
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Les deux programmes en présence peuvent se résumer ainsi. Les preux chevalier, de Métra affirmaient carrément, que la
musique de Strauss ne convient pas au tempérament français.
Foin d'un chef d'orchestre qui tourne le dos à ses musiciens, se campe devant le public, et râcle son violon, sans marquer la
mesure, avec des contorsions de tzigane, le corps agité de soubresauts nerveux, l'oeil en feu! Strauss est un excentrique qui
se donne l'air d'un possédé du démon et qui pose pour la galerie. Il recherche les rythmes bizarres, ne se soucie que de faire
du bruit et se moque bien de savoir si sa musique est dansante ou non. Il prétend incarner en lui, tout l'orchestre, et c'est lui?
même qui se donne en spectacle.
A cela, les partisans de Strauss répondaient qu'il faut avoir le diable au corps, dans les cérémonies de ce genre ;
Que toute originalité du chef d'orchestre est dans ces procédés exubérants. Il ne s'agit pas dans un bal de l'Opéra de direction
correcte et élégante.
L'imprévu est roi, l'imprévu est dieu ! C*est faute de ne pas vouloir le comprendre que notre orchestre français agit au contre-
pied des instructions du maître ; il se refuse, à suivre ses indications ; il joue comme s'il se trouvait dans une salle de concert.
Les violons paraissent endormis; les basses murmurent au lieu de ronfler; les timbales elles? mêmes s'entre? choquent
mollement, et semblent rembourrées de coton.
C'est à Vienne qu'il faut voir Strauss - c'est à Vienne qu'il est incomparable.
Protestons contre l'orchestre !
On n'a pas protesté du tout. L'orchestre n'a peut? ètre pas eu le diable au corps qu'on lui demandait. Mais soit complaisance,
soit que le genre français fùt seul à lui convenir, il a déployé, dans l'exécution de la musique de Métra, un brio incomparable.
Le public, sage comme Salomon, a distribué ses applaudissements en partie égale. Il a acclamé Métra ; il a bissé le Beau Danube
Bleu de Strauss. Les deux chefs d'orchestre se sont conduits en rivaux courtois et non en adversaires grincheux.
L'hospitalité Française n'a méconnu aucun de ses devoirs.
Un dernier mot, le plus éloquent de tous ; je le dédie aux critiques, car rien. ne vaut contre un chiffre.
La recette s'est élevée à la somme de 83,900 fr.
Il y a eu 5,123 entrées et 1,550 voitures.
Extrait ( LE VOLEUR ) 26 janvier 1877