Extrait de quelques pages du livre " Les confidences d'un Panoramiste " écrites sur Bois le Roi
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Arrivés à Nancy, nous nous quittâmes et primes chacun des routes diverses. J’allai à Epernay dans ma famille et je pris
gîte chez M . Luquet, mon cousin, qui me reçut chez lui, et m’accueillit avec la bonté et largeur hospitalière que tout
le monde lui connait. J’y demeurai jusqu’à la fin de la Commune ; et quand je rentrai à Paris auprès de ma chère Pauline,
nous reprimes durant quelques temps notre petit train de vie, qui ne fut pas toujours exempt de misères et de traverses.
Nous avions du reste pour nous soutenir notre jeunesse et notre santé. Quoi qu’on dise la vie n’est pas tout rose pour les
artistes pauvres ; et les événements qui suivirent, sans être aussi dramatiques, prouveront qu’il n’y a pas de luttes qu’en
temps de guerre. A mon retour, je trouvai Paris si triste, si ravagé, tant d’amis disparus que que j’acceptai avec empressement
l’offre qui , me fut faite par mon ancien lieutenant-colonel Louis Noir, d’aller m’établir près de lui sous les ombrages de
Bois-le-Roi, à coté de Fontainebleau. Dans ce petit pays, je me reposai véritablement et je vécus ,presque heureux durant
plusieurs années, quoique très pauvre. Nous étions là une colonie d’artistes et de littérateurs, à peu près tous logés à la
même enseigne, au point de vue fortune; mais tous également pleins d’entrain, de gaîté et d’espérance en l’avenir ; tous
luttant pour la vie, mais vivante et pleins de courage ; c’était presque une famille dont les membres, avec tous leurs défauts
et leurs physionomies différentes, sympathisaient et se soutenaient moralement. Hélas ! tout finit. A l’heure actuelle,
cette famille a disparu, emportée aux quatre vents de la fortune et du hasard ; la mort a frappé quelques-uns, le malheur
a aigri et séparé les autres, le temps a sûrement et lentement accompli cette oeuvre de dispertion .
Louis Noir, Poupart Davyl, Olivier Métra, le poète G. Mathieu, les peintres Dufour, Labbé, Lafitte, Adrien Moreau ; mais
ce dernier, ancien verrier comme moi, et très probablement parce qu’il est fils d’ouvrier, affectait des façons pinçées et
bourgeoises qui le tenaient à l’écart. Il vivait de préférences avec les gens que l’ami Pontalier appelait plaisamment les
riches et dont les bonnes manières étaient scandalisées par nos façons de bohêmes, les derniers du siècle. Nous étions
souvent visités par André Gilles, Déloye, le sculpteur, Poilpot et enfin un autre que j’avais à cette époque élevé à la hauteur
d’un d’un ami. Jules C ... l’ homme aux affiches, ainsi que la charmante petite Mme G ..., sa compagne.
Avons-nous assez ri, caressé de beaux projets, donné de fêtes dans la grange qui me servait d’atelier, de festins
pantagruéliques sur des tables composées de planches et de tonneaux ; et les promenades entre Barbizon, Fontainebleau,
Melun et Bois le Roi ; sous les grands arceaux de la forêt, le jour, la nuit même, au clair de la lune , au cri des hibous et
des chouettes, aux bramements des cerfs. Non ! Jamais je ne reverrai ça ; et pourtant Bois le Roi existe encore avec sa forêt
et sa rivière, mais ça n’est plus notre Bois le Roi : banalisé, embourgeoisé, attristé, enfin, tondu et castré, comme tous les
jolis endroits à douze lieues autour de Paris, ce charmant pays est devenu une sorte de Vésinet de 4me classe. C’est ce qui
arrive du reste pour tous les endroits pittoresques que découvrent les artistes. Que ce soit en forêt, sur les montagnes ou sur
les bords de la mer, vous voyez rapidement ces paradis, d’endroits délicieux qu’ils étaient, se transformer par l’envahissement
des Philistins en pétaudières, où la prétention, la bégueulerie et les mauvaises moeurs le disputent à la sottise . Dans ce genre,
les plages ont le pompon. Partout où apparaissent les gens chics, vous voyez rapidement la belle nature s’aplatir, se déformer,
se dépraver. Heureusement, ils ne peuvent ni arranger, ni nettoyer, ni aplanir les nuages du ciel ou les flots de la mer. A la tête de
ces vandales gommeux, se placent les gens du monde des deux sexes égarés dans les beaux-arts. Peut-on voir sur nos belles plages
quelques chose de plus repoussant et de plus bête que le monde des casinos. Avant un demi-siècle, les poètes, les artistes, je
n’entends pas désigner ainsi les myriades de gens qui font des vers ou barbouillent des toiles, j’entends ceux qui ont des âmes de
poètes et d’artistes, ne trouveront plus un coin pour rêver ou contempler . Je l’ai souvent dit, il ne me déplairait pas de voir
enrayer et même faire reculer cette horrible locomotive, cette machine qu’on a appelée le progrès qui menace de tout niveler,
les intelligences et les forêts, et qui enlèvera aux humains même le rêve du bonheur et de la liberté . Mais ne soyons pas
pessimistes et acceptons philosophiquement ce que nous ne pouvons pas empêcher. Pour mon compte, je n’ai pas le droit de
me plaindre ; je me porte bien et je lutte ; et en sommes, la lutte c’est la vie ; c’est la victoire ou la défaite, mais dans tous les cas
l’imprévu et l’aventure. Quant au repos, c’est la mort ; et je suis tranquille de ce côté, j’y arriverai comme les autres.
En attendant, go a head ! comme disent les Américains. Il faudrait un volume pour raconter le faits et gestes de la colonie de
Bois-le-Roi et je ne me sens pas de force à remplir une pareille tâche .Je vais essayer d’esquisser quelques-uns des profils de la
collection . Commençons par Louis Noir le romancier que vous connaissez, qui fut, avec Poupart Davyl et G. Mathieu, le vrai
fondateur de cette colonie . Grand et fort, gueulard à se faire entendre de Bois-le-Roi à Chartrettes, il parcourait audacieusement
tous le pays ( par les beaux jours d’été, bien entendu ) pieds nus et en longue chemise, stupéfiant la bourgeoisie qui commençait
à empoisonner ce délicieux endroit. Gai et hospitalier, on trouvait toujours chez lui bon accueil et nappe mise, et ce, avec une
franchise et une simplicité que je n’ai peut-être rencontrées nulle part ailleurs. Je dois à Noir, dont je n’ai pas ici à faire le panégyrique,
un des bons instants de ma vie, peut-être le meilleur de mon existence. Et, chose étrange, ce fut au moment où j’étais le plus gêné,
le plus pauvre, une de ces périodes où l’on cherche à se cacher, ce fut à ce moment, dis-je, que de ma vie entière j’ai été le plus heureux.
Expliquez ça, je suis convaincu que Louis Noir a été pour beaucoup dans ce bonheur relativement parfait, puisqu’il est bien entendu
que la perfection n’existe pas dans ce genre . On ne m’ôtera jamais de l’idée que sans lui les beaux jours de Bois-le-Roi n’eussent pas
existé, non seulement pour moi, mais pour d’autre. C’était le boute-en-train de la bande, avec ses qualités et ses défauts .
Et pourtant, avons-nous assez dit de mal de lui ; il nous le rendait du reste avec usure ; car le moindre de nos défauts dans ce petit cénacle
était la médisance . < Attendez une minute, disait un soir Olivier Métra, qui après nous avoir quittés, faisait une brusque rentrée pour
chercher son parapluie qu’il avait oublié, attendez que je sois parti tout à fait. > Je crois que c’est Poupard Davyl, l’auteur
de la “maitresse légitime “ qui était le roi dans le genre “ débineur “ . Son habitation avait été baptisée le “ Château de
la médisance “ par le peintre Bénnassis, qui avait fait sur l’endroit et ses habitants une pièce commençant par ce vers :
“ Les arbres du jardin se débinaient entre eux, etc “.
Après Noir venaient Olivier Métra , le musicien qui avait de l’esprit à ses heures, et sa femme qui n’était pas le type le moins
curieux de la troupe; elle nous mettait en joie par ses saillies un peu bien épicés . Je me souviens à propos d’elle d’une sortie
assez gauloise qu’elle fit chez Poupard Davyl, un jour que ce dernier avait du “ monde “ un notaire, je crois, et quelques
bourgeois de Fontainebleau ; Davyl avait pris dans cette circonstance l’air grave et solennel qu’il affectait souvent, quand il
voulait nous faire croire à son antique noblesse. L’arrivée subite et inattendue de la jolie et effrontée petite femme avait
jeté un froid; et un silence un peu affecté avait succédé brusquement à la conversation banalement engagée ; Mme Métra avait
même, elle qui ne se démontait pas facilement, été un peu interloquée, et s’était arrêtée sur le seuil : mais, reprenant vivement
son sang-froid, elle s’était vengée instantanément: s’adressant à Poupard inquiet : < Eh! bien, quoi? on est empaillé ici : on ne
souffle pas ; si on ne trouve rien, on dit m... au moins...> Tête du notaire ! Fureur de Davyl ! Le poète Mathieu qui, malgré ses
70 ans, avait une verve endiablée, nous amusait fortement par ses sorties ; surtout lorsqu’il était en colère. Je me rappelle une
querelle qu’il eut avec la grosse madame C..., querelle dans laquelle celle-ci, assez mal embouchée, lui servit toutes les
épithètes du vocabulaire poissard . Mathieu, avant de lui fermer sa porte , par laquelle je venais d’entrer, lui cria d’une voix
formidable : < Allez ! Madame, votre présence dépolit mes carreaux, et fait le numéro de ma maison !!! > Une autre fois, se
promenant sur le bord de l’eau, dans le voisinage de la maison de Métra, avec lequel il s’était brouillé et qu’il avait traité
de “ poisson “ , il aperçut un groupe de personnes qui avait l’air de chercher un objet égaré ; s’étant informé, on lui dit
s’agissait d’une bague que la belle Mme Noir avait perdue : < N’allez pas plus loin, dit-il, elle doit être dans le ventre de Métra >
Rencontrant un jour dans une promenade en forêt qu’il faisait avec moi, le père L..., un bourgeois peintre, il s’était
arrêté derrière lui, M. L...était installé devant un gros chêne qu’il s’escrimait à peintre.< Comment trouvez-vous mon oeuvre,
monsieur Mathieu ? > dit l’artiste amateur .Toujours gravement Mathieu répondit : < Je ne suis étonné que d’une chose, c’est que
cet arbre, indigné de se voir portraicturer de la sorte, ne vous poursuive pas jusque dans votre domicile, à coups de racines
dans le c... ! > Ahurissement du bourgeois ! A propos de bourgeois, on m’a souvent demandé ce que j’entendais par là .Le
bourgeois dans la mauvaise acception du terme, ne veut pas dire un membre de la bourgeoisie. Le type dont je parle s’est répandu
dans toutes les classes aisées : c’est l’homme des lieux communs, du convenu : n’accordant en politique ou en art son estime
et son admiration qu’aux vainqueurs, ou, si vous voulez, aux gagnants, même s’ils ont triché ; dans la vie privée, c’est
l’égoisme en bâton; dans la vie publique, la lâcheté faite homme: en art, le colporteur des clichés à la mode; chaud de ton en
1830, il est aujourd’hui plein air; mouton, quand ses sauveurs le tondent jusqu’à la peau; tigre, quand il croit sa quiétude
menacée; chauvin, quand il pouvait exonérer les siens du service militaire; moins belliqueux depuis la loi du service obligatoire
pour tous; une pierre de touche pour reconnaître d’emblée le bourgeois artistique : il est enragé de Wagner, fanatique de Puvis
de Chavanes, et plein de mépris pour Ohnet, qu’il adore au fond .J’ajoute que la moitié de nos artistes modernes sont d’affreux
bourgeois. En somme, comme vous voyez pas beau le bourgeois ! Pas décoratifs !Une historiette pour en finir avec Mathieu .
Un jour, nous étions assis ensemble a la terrasse du café Riche, en compagnie du poète P. Arène, je crois : nous vîmes s’approcher
délibérément, un petit patissier portant son pannier sous le bras.L’enfant écarta sans façon des chaises qui lui masquaient un
des soupiraux des cuisines, déposa son panier et, se penchant vers ce soupirail, appela à haute voix : M. Casimir !!! Il faut vous
dire que le chef Casimir était à cette époque un grand personnage, connu de tout Paris, comme qui dirait l’empereur des cuisiniers.
Que pouvait lui vouloir cet infime marmiton ? Nous étions intrigués . Le gamin, n’ayant d’abord reçu de réponse, réitéra son appel .
Une voix souterraine finit par se faire entendre : < Qu’est-ce que vous lui voulez, à M . Casimir ? Il est à l’office. - Je veux, poursuivit
le gosse, lui parler à lui même .> Un vrai remue-ménage se produisit dans les cuisines ; et après un bon moment d’attente,
une autre voix, assez solennelle, cette fois monta d’en bas . Le gamin, agenouillé devant le soupirail, attendait toujours .
< Je suis M . Casimir dit la voix ; qu’est-ce que vous me voulez ? - C’est bien vous ? > insista le moutard ? < Parfaitement . >
Alors, se courbant tout à fait et se faisant un porte-voix de ses deux mains : “ Eh bien, je vous enm...!!! “ et, la figure radieuse,
il se releva, reprit son panier et partit en sifflotant .Un silence terrible avait, dans le sous-sol, succédé à cette réponse.
Mathieu, ému et ravi à la fois, se leva brusquement, rattrapa le pâtissier et, lui mettant dans la main une pièce de 50 centimes :
< Adorable enfant, lui dit-il, fuis; il en est peut-être temps encore . >
En dehors de ses habitants, Bois le Roi avait ses visiteurs, qui ne laissaient pas que d’apporter leur contingent de gaîté
au cénacle : André Gilles, Richard de l’Odéon, le général B ..., le Révérend père M . Charles Jacques, beau-père du peintre
Dufour, lequel n’engendrait pas la mélancolie ; jusqu’au procureur B... qui venait y cascader à mes bals travestis et se faisait
remarquer par sa mauvaise tenue et sa danse presque immorale ; Bois le Roi était en outre un foyer de propagande révolutionnaire,
de conspiration perpétuelle, une usine de théories subversives . Tous les gouvernements y ont été tour à tour menacés, usés,
renversés . En fait de gens s’occupant de politiques, il y avait un type tout à fait extraordinaire, le père Florentin, gros
aubergiste de l’endroit ; il était impérialiste enragé et nous aimions le faire monter, il avait des idées arrêtées, desquelles
on eût en vain essayé de le faire démorde . Ainsi, par exemple, il prédendait que Rochefort était orléaniste, et qu’il avait vu
de ses yeux apporter au journal la Marseillaise un sac énorme plein de pièces de cent sous . De là à conclure que c’était l’or
ou du moins l’argent des d’Orléans, il n’y avait qu’un pas, et ensuite que c’était destiné à Rochefort, ça ne faisait un pli .
< La preuve, ajoutait-il avec ténacité, c’est que j’ai vu le sac . > Remarquez que cet animal-là ne manquait pas d’influence
dans le pays. C’est dans cet aimable Eden que me germa dans la cervelle l’idée de lancer les panoramas, qui devaient faire ma
fortune et surtout celle de Poilpot, et enfin déterminer la folie du pauvre Gilles. J’avais dans le voisinage, à Dammarie-les-Lys
près Melun, un camarade peintre nommé Desgallaix, un brave et loyal garçon, ayant une petite aisance et qui en outre ne manquait
pas de talent ; j’allai le trouver un beau matin avec l’idée de me l’associer dans ma première entreprise . Je l’enlevai à la
baïonnette et nous nous mîmes fiévreusement à la besogne . Six mois après, nous étions installés sur une des places de
Philadelphie, avec un diorama emporté de toutes pièces de Bois le Roi . Ce diorama représentait les “ Marins du Bourget “
et fut plus tard exposé au salon des Champs-Elysées . Il avait été convenu par traité avec l’ami Desgallaix que nous nous
partagerions les bénéfices de l’entreprise et que je lui rembourserais sa part de fonds mis dans l’affaire . Notre expédition
fut désastreuse . Tout le monde connaît le fiasco de l’Exposition de Philadelphie .