LA MISSION MARCHAND
Nos inquiétantes discordes de politique intérieure ne doivent pas nous faire perdre de vue les graves problèmes soulevés par notre expansion
coloniale.
La question de Fachoda prime, en ce moment, toutes les autres. Nous avons tenu nos lecteurs au courant des difficultés survenues à ce propos
entre la France et l'Angleterre. Nous avons exposé impartialement les pièces du procès, décerné les éloges convenables au sirdar Kitchener
après sa victoire de Khartoum et fourni déjà de nombreux détails sur l'audacieuse entreprise du commandant Marchand. Il nous plait de revenir
aujourd'hui sur les débuts de sa mémorable expédition. D'un pittoresque « Journal de voyage, », publié chez l'éditeur Flammarion par le peintre
Ch. Castellani qui accompagna, durant plusieurs mois, notre héroïque compatriote, nous détachons quelques extraits. Voici d'abord une lettre où
Marchand lui-même analyse les premières impressions d'un Parisien en face du spectacle de la mystérieuse Afrique :
UNE LETTRE DE MARCHAND
Loudima, le 9 octobre 1896.
Mon cher Monsieur Castellani
Eh bien! Comment jugez vous l' Afrique ? Quelle impression de début vous a-t-elle produite ? Mauvaise sans doute, un peu terrifiante, n'est-ce pas ?
Vous avez assisté à une période très difficile, très critique même et qui a pu paraître un moment désespérée; vous en avez pris votre part.
Croyez que vous avez eu là un spectacle de premières, que vous avez pu jeter, sur une des plus grosses et des plus dures pénétrations de l'Afrique,
un regard comme il est donné à peu de personnes et bien peu d'artistes d'en jeter.
C'est fini. La période critique et incertaine est maintenant derrière vous. La machine est engrenée et elle fonctionne à toute pression.
Devant nous, maintenant, le repos et la vle large au rand air du Congo et de l'Oubangui pendant trois mois ; ensuite, la grande vie de brousse
et d'aventures, mais plus rien de comparable et d'aussi fatigant, décourageant, que ce que nous avons vu depuis trois mois.
Vous savez peut-être que j'ai failli mourir ici, à Loudima. Parti de Loango le 19 septembre, en plein accès de fièvre bilieuse milanurique,
je suis arrivé mourant à Loudima, le 27 au soir. Les journées du 28 et du 30 septembre ont été terribles et j'ai cru lâcher la rampe, résultat
accumulé du mauvais sang que je me faisais nuit et jour depuis mon arrivée à Loango. Je suis retapé. les jambes encore un peu cotonneuses,
mais demain ce sera fini, et, après-demain, je me mettrai en route pour Kimbiedi où je vous rejoindrai, si vous y êtes resté, le 16 courant
ou peut-être le 17. Le capitaine Germain, qui arrive à l'instant à Loudima avec Mazure et un autre Européen de la mission. partira avec moi
et le sergent Dat. Nous ferons le voyage de Brazzaville en bande joyeuse, quand nous vous aurons rallié, et nous pourrons saluer le Congo
le Stanley Pool et les vapeurs de l'Oubangui le 25 octobre.
Vous devez savoir que la région révoltée est complètement soumise, les terribles rebelles sont maintenant porteurs, nous prendrons des
absinthes dans les postes de la route devenue promenade.
A Brazzaville, nous aurons trois ou quatre jours pour aller faire la visite des grandes cataractes, et vous permettre de faire les croquis.
Dans la montée à l'Oubangui. Vous prendrez passage sur mon vapeur. Je pense que vous ne me quitterez plus de longtemps maintenant.
Avez-vous fait beaucoup de dessins? Pris beaucoup de notes? J'espère que vous avez pu vous en donner à coeur joie dans le Kuilou.
Savez-vous que c'est un véritable tour de force, jamais tenté avant, que vous avez fait avec Baratier en remontant, en pleine saison sèche,
avec huit cents charges, le Kuilou, depuis son embouchure jusqu'à son extrême point navigable ? Je pense que votre tempérament d'artiste
a pu s'en flanquer jusque-là. Vous ne direz pas que je ne vous ai pas mis dans les situations qui permettent la satisfaction de tous les
instincts artistiques du Parisien le plus ralliné. Sans doute, vous avez essuyé quelques attaques de fièvre. Il n'aurait plus manqué que
cela que vous n'ayez pas fait connaissance avec l'habitant du continent mystérieux ! Vous n'auriez pas été complet.
Enfin, maintenant, vous voilà aguerri, Africain et capable de m'accompagner partout. C'était un apprentissage nécessaire indispensable,
et je suis sur que vous savez déjà compter la vie pour ce qu'elle vaut réellement pour nous, ici, et vous asseoir sur le danger dès qu'il
se montre. C'est évidemment la seule façon de le dominer. Vous êtes des nôtres réellement, maintenant que le plus dur, le plus décourageant
est passé, bien passé.
Vous avez eu, m'a-t-on dit, quelques tribulations à Zélingoma. Vous avez, paraît-il, entendu escompter votre trépas. Mais c'est fort bien, cela.
On a beaucoup avancé votre éducation de brousse et votre cuirassement, et vous ne vous en portez, certes, pas plus mal qu'avant.
Nous avons tous passé par là, moi une douzaine de fois. Et je suis très solide, je vous assure, etc.
Amitiés sincères,
MARCHAND.
Avec ses habitudes d'artiste indépendant, Ch. Castellani se pliait mal, quelquefois, à la rude discipline imposée par Marchand à son entourage.
imposée par Marchand à son entourage. Cela n'empêchait pas, d'ailleurs, l'excellent peindre de rendre justice aux qualités du chef de la mission
Il a traçé de Marchand et du capitaine Baratier, qui vient d'arriver à Paris, deux silhouettes bien piquantes.
PORTRAITS DE MARCHAND ET DE BARATIER
Je ne tenterai pas de faire l'éloge de mon ami Baratier ; tous ces officiers de la mission, Marchand en tête, avec leurs préjugés et leurs façons
souvent hérissantes pour nous autres pékins, sont,quand il ne s'agit que de leur peau, des héros de primo cartello ( ça n'est, après tout,pas si rare
d'être brave quand on est français) ; pour Baratier en particulier, qu'il ne s y trompe pas, il ne m'épate pas le moins du monde; il est si petit
et si mince qu'il finit par en abuser pour faire des prouesses. Il rue paraît impossible, étant donné son peu d'épaisseur, qu'il soit jamais atteint
par des projectiles. Par conséquent n'a, dans un combat, aucun mérite à se porter en avant : ce sont toujours ceux qui sont derrière lui qui écopent.
Si jamais j'assiste à une affaire en sa compagnie je m'arrangera toujours à être en profil effacé à sa suite, dussé-je marcher du coté comme les crabes.
Puisque je tiens le capitaine Marchand sous ma plume, j'en profiterai pour vous le décrire :
Plutôt au-dessus de la moyenne, le capitaine est brun, avec l'oeil noir et vif; cher lui, l'oreille est détachée, ce qui est toujour, un signe d'énergie.
Son allure très souple et très dégagée n'exclut pas la robustesse. La tête est rasée de près, un peu trop à mon gré, et sa barbe noire encadre bien
sa figure, à la condition qu'il ne porte pas ce poil trop long. Le cou est hardiment attaché sur les épaules. Il est coiffé d'un grand feutre gris qui
lui va beaucoup mieux que l'affreux képi dit Saumur qui, avec sa viscope cri avant et sa pointe en arrière, donne à nos officiers des aspects de
joueurs de clarinette du premier Empire.
Marchand est plutôt gai et en dehors sans arrière-pensée. Par exemple, il n'aime pas la contradiction et c'est, peut-être là son principal défaut;
mais j'aurais mauvaise grâce à le lui reprocher. Je termine, afin de ne pas passer pour un flagorneur, en signatant encore un défaut du chef :
avec un léger grain de férocité dans le profil, je le crois foncièrement brave homme et capable de tous les attendrissements. J'ajouterai que je
l'ai baptisé le Tigre, ce qui, du reste, le fait rire.
Dépasserais-je les limites de la discrétion en ajoutant qu'à l'instar du roi Henri IV, il n'a pas horreur du beau sexe; mais la, pas du tout, du tout?
Au fond, ça n'est pas un mauvais homme il a la dent pointue, mais le coeur y est. Seulement, voilà, il a un autre défaut : il prend tous les artistes
pour de la canaille indisciplinée.
De fait, je dois reconnaître que nous n'aimons pas ce que les militaires appellent la discipline ; et nous ne voulons jamais, comme dans la chanson
de Nadaud, donner raison au brigadier ; alors, mon Marchand s'emballe, et, sous tous les prétextes possibles, même sous celui de conserver ma santé,
il me menace de me faire amarrer par quatre Sénégalais pour m'incurgiter toutes les drogues du docteur Emily ; au besoin, il m'envoi deux autres
docteurs qui entendent me cribler de lavements et de piqûres sous-catanées. Je n'en meurs pas, c'est un triomphe pour la médecine.
Terminons par cette anecdote rétrospective contée par Marchand devant Castellani :
UN VILLAGE DE QUADRUPÈDES
Comme je manifestait l'opinion que l'homme était l'homme partout, a très peu de chose près, et qu'en somme, on ne rencontre rien d'absolument
nouveau sous le soleil, Marchand se leva et me tint le discours suivant
- Eh bien, moi, j'ai vu plus fort que vous ne croyez ! j'ai été dans un endroit où les hommes marchaient à quatre pattes, s'approchant de moi,
puis s'éloignant brusquement pour se rapprocher de nouveau, me jetant des regards en dessous et fuyant avec une prestesse de chat, sitôt que
nous faisions, moi ou mes Sénégalais, un mouvement un peu brusque. Cette comédie dura presque un après-midi ; et ces types nous suivirent
longtemps à distance, épiant nos moindres mouvements, toujours à quatre pattes. Quand la nuit vint, et que nous voulûmes démarrer nos pirogues
engagées dans les fourrés de la rive, ils se cramponnèrent tous aux canots pour les empêcher d'avancer, et nous dûmes leur faire lâcher prise
à coups de pagaies, etc.
Je ne me souviens pas au juste dans quelle partie de l'Afrique vivait cette singulière peuplade. Quand je reverrai Marchand, je lui demanderai des
détails plus circonstanciés; ça en vaut la peine.
Ça en vaut la peine, en effet. Mais ce qui vaut mieux encore, sans doute, c'est d'avoir pu arborer, à Fachoda, le drapeau français!