Aucun journal n'a publié une biographie complète de Victor Noir ; mais en glanant de çà, de là, dans les divers articles
consacrés à cet infortuné jeune homme, nous permet de retracer sa vie avant cette tragique journée du 10 janvier 1870.
Il est né le 27 juillet 1848 à Attigny dans les Vosges.
De son vrai nom Yvan Salmon.
Pourquoi ce nom de Noir, alors que le véritable nom de cette famille était Salmon ? Tout simplement parce que le nom de
Salmon avait une consonance d'origine juive et que la mère de Louis et de Victor s'appelant Joséphine Noir, ils prirent
le nom de leur mère.
Louis Salmon et Yvan Salmon, transfuges de l'horlogerie paternelle à Attigny où le vieux Salmon eût préféré voir ses fils
s'intéresser aux rouages des chronomètres qu'aux roueries de la politique.
Il avait quitté la maison paternelle à l'âge de treize ans a la suite d'une semonce un peu dure reçue de son père.
Il avait rejoint son frère ainé Louis Noir installé a Paris.
Un article du « National » nous raconte.
Il avait, treize ans, c'était un soir d'hiver.
Depuis trente six heures il n'avait pas mangé, et il ne possédait même pas de quoi acheter un morceau de pain.
En passant, devant un épicier, il remarque un tonneau de harengs-saurs exposé à la porte.
Affamé, il contemple ces harengs.
Un de ces misérables poissons , pour lui c'était la vie, et pourtant il ne voulait pas en dérober un .
Il s'éloigne vivement, puis repasse pour au moins se repaître des yeux, pendant deux heures il répéta ce manège;
puis, à la fin, la tentation fut trop forte, il prit un hareng et s'enfuit….
Le hareng dévoré en un clin d'œil, les tortures d'entrailles cessèrent, la conscience revint, et avec elle le remords.
Le malheureux enfant se repentit amèrement de ce qu'il avait fait ; il se destait lui-même ; le jour, il lui semblait que chaque
personne qui regardait lui disait : ( Tu es un voleur ) .
La nuit, d'horribles cauchemars lui montraient des légions de harengs s'apprétant a le dévorer…
C'était un horrible supplice.
Enfin , longtemps après , il parvint à réunir cinquante centimes.
Dieu sait au prix de quelles privations! il les enveloppa dans du papier, les alla poser sur le comptoir de l'épicier,
puis se sauva sans rien dire : restitution était faîte il fut soulagé .
Mais le souvenir des angoisses que lui avait causées son larcin le poursuivit toujours, et il n'en parlait jamais
sans une profonde émotion.
Dans le « Journal de Paris » son rédacteur en chef , M. Edouard Hervé écrit :
Nous connaissions beaucoup le malheureux Victor Noir ; nous avions pour lui une vive et sinçère affection, et sa mort nous
aurait profondément ému, quand bien même elle ne se serait produite au milieu de circonstantes aussi tragique .
Nous avions contribué à le faire entrer dans la presse il y a quelques années, et depuis cette époque nous ne l'avions presque
jamais perdu de vu, même dans ses derniers temps, où il avait pris une voie un peu différente de celle que nous lui avions ouverte.
C'est en l865 que j'ai vu pour la première fois Victor Noir.
J'écrivais alors dans « l'Epoque », sous la direction de M. Ernest Feydeau.
M. Weiss et moi nous faisions des articles, sur les scéances du Corps législatif, sous la signalure commune de Joseph Perrin.
Nous avions pour rédiger les faits divers divers un pauvre garçon qui s'appelait Adolphe de Carfort, auquel tout la monde
s'intêressait, beaucoup parce qu'il n'était pas heureux et qu'il supportait sa misère avec beaucoup de courage et de résignation.
Le choléra, survient à Paris.
Un beau jour, Adolphe de Carfort nous quitte à. quatre heures de l'après-midi, après le journal terminé.
Le lendemain arrive au journal un grand enfant, taillé en hercule, mais avec un air doux et un peu gauche.
C'était Victor Noir, il venait nous annoncer que dans la nuit Adolphe de Carfort avait succombé à une attaque de choléra.
Voici ce qui s'était passé.
L'histoire était touchante.
Si modeste que fùt la situation du malheureux Adolphe de Carfort, il la partageait avec un autre.
Il avait rencontré Victor Noir, pauvre et inoccupé, s'était intéréssé à lui, et lui avait proposé de chercher les nouvelles, que lui,
Adolphe de Carfort, rédigerait.
Victor Noir avait de bonnes jambes et une bonne santé ; mais il ne possédait que de bien légères notions de style et
même d'orthographe;
Adolphe de Carfort, au contraire, écrivait convenablement, mais n'était pas en état de faire le rude métier de chercheur
de nouvelles.
Ils s'étaient donc associés pour de travail, c'était la fable de l'aveugle et du paralytique.
Carfort faisait une retenue sur ses maigres appointements pour donner une petite indemnité à Victor Noir.
Ce dernier nous raconta ensuite comment Adolphe de Carfort, la veille au soir, trouvé malade, Victor Noir avait passé la nuit
auprès de son ami.
Il avait été rassuré d'abord par la première visite du médecin, qui avait déclaré que, c'était une insdisposition sans gravité,
mais au bout de quelques heures, voyant l'état du malade s'aggraver d'instants en instant, il avait envoyé chercher une seconde
fois le médecin, et celui-ci lui aurait dit : « Il est perdu. »
En effet, à trois heures du matin, Adolphe de Carfort était mort.
Quelques jours aprés, quand il s'agit de remplacer notre malheureux rédacteur de faits divers, Victor Noir, vint nous trouver.
« j'aidais Adolphe de Carfort, dit-il, ne pourrais-je pas continuer seul le travail que nous faisions ensemble? Je ne sais guère
écrire, mais vous me donnerez des conseils ».
M. Feydeau avait beaucoup de bonté et de chaleur de coeur, il fut touché de cette situation, et Victor Noir eut la petite place
qu'il souhaitait.
Plus tard, quand « l'Epoque » changea de mains, il la quitta.Je crois qu'il fût pendant quelque temps le secrétaire de M.Jules Vallès.
Je le perdus de vue pendant près d'un an.
Au lendemain du 19 Janvier, lorsque, M. Weiss et moi nous venions de fonder le « Journal de Paris », je vis un beau matin
arriver, dans notre pauvre bureau de la rue Coq-Héron l'ancien collaborateur d'Adolphe de Carfort, de faits divers de
« l'Epoque » .
Il avait toujours l'air d'un grand enfant.
Deux années pourtant avaient passé sur sa tête.
Mais il faut dire qu'il n'avait que dix-sept ans lorsqu'il était entré à « l'Epoque » .
Il venait, me demander s'il ne pouvait pas retrouver au « Journal de Paris » une petite situation du même genre.
Je le présentai à M. Weiss qui le prit en amitié, le chargea de rédiger les « Notes Parisiennes » et lui donna, pendant plusieurs
mois, de véritables leçons de style et de journalisme, avec une bonne grâce et une patience dont Victor-Noir lui était toujours
reconnaissant .
Il nous avait quitté pour entrer au « Rappel » et ensuite à la Marseillaise.
Peut-être était-il bien jeune et bien peu fait pour les luttes politiques.
Il avait fait beaucoup de métiers, entre autres celui de commis de nouveautés, jusqu'au jour où il avait rencontré M . de Carfort.
Il allait se marier, avec une jeune créole de 16 ans : Camille Aubenas, petite fille d'un magistrat, lorsque est survenue la tragique
aventure dans laquelle il a trouvé la mort.
A quelques jours de son mariage, ce rôle de témoin dans l'affaire Paschal Grousset lui promettait la consécration de l'actualité.
Quelle aubaine pour un amoureux!
Dans le « Salut Public de Lyon », sous la signature Marcus, quelques détails pris sur nature, qui peignent bienl'humeur et
le caractère de ce grand enfant, Victor Noir .
Victor Noir savait à peine lire et écrire ; mais il parlait, il remuait, il agissait, il était le journal vivant, une avant garde,
un « enfant perdu », comme il s'en trouvait en Crimée sous les murs de Sébastopol.
On l'aimait au Café de Madrid ; il était bruyant, gouailleur, bon diable, avec toutes les qualités et tous les défauts de son
extrème jeunesse.
Je l'ai beaucoup connu dans le milieu tout parisien du boulevard et du Figaro; il avait commencé par m'éreinter, sans me
connaître, sur la recommandation d'un confrère naturellement et j'en avais ri de tout mon coeur;
Puis un beau jour il vint me demander je ne sais quel service de camarade, en me faisant remarquer que sa seul recommandation
auprès de moi était de m'avoir comparé à Papavoine ou à Lacenaire.
Je le savais, lui répondis-je gaiement.
Eh bien! vrai, s'écria-t-il, c'est gentil à toi, tout de même, de ne m'en avoir jamais gardé rancune .
Je le lui prouvai bien en différentes circonstances : ce jovial et joufflu garçon avait d'excellentes qualités au fond, et j'ai eu
vraiment du chagrin de cette fin lamentable.
La derniére fois que je le rencontrai, c'était aux abords du Palais-Bourbon ; il vint à moi en me tutoyant, ce qui était pour lui un
impérieux besoin lorsqu'il sympathisait avec les gens, et il m'apprit avec entrain son mariage prochain, ses projets, sa joie :
Je vais avoir de vrais meubles à moi, des chaises, des tables en acajou, des écus tout ronds. je les ferai sonner dans ma poche et
on me respectera comme si j'étais un épicier ! Et il riait !
Brave, il l'était, et fier du pays qui l'avait vu naître . A preuve cet extrait rapporté par un journal parisien, et qui remonte à
l'époque de la cession de la Vénétie à la France.
Victor Noir se trouvait en ce moment à Milan avec son frère Louis.
On vint leur dire qu'il y aurait imprudence de leur part à se montrer dans les rues, où il leur serait fait un mauvais parti,
les Français étant assez mal vus.
Victor Noir, dont les sentiments pour l'Italie s'étaient manifestés par des articles un faveur de la nationalité italienne, remercia
la personne qui lui donnait ces sages conseils et descendit aussitôt dans !a rue, arpentant le trottoir et regardant les gens en face
pour voir si quelqu'un se permettrait de lui chercher noise.
Il alla ainsi jusqu'à la place du Dôme, le poing, sur la hanche, comme un homme qui, sans chercher la provocation l'attend de pied ferme.
Personne ne lui dit rien.
J'ai peur, dit-il, qu'ils ne m'aient pas suffisamment reconnu pour un Français; si j'osais, je me mettrais une décoration rouge
pour qu'ils ne puissent avoir aucun doute sur ma nationalité.
Terminons par ces ligne émues empruntées à M.P.Courty, de l'Opinion National.
C'était un grand et fort garçon, au teint mat, au cheveux noirs et rejetés en arrière ; franc d'ailleurs et rond au moral comme au physique.
Quand il entrait au café de Madrid, il en avait, pour vingt minutes à serrer la main de tous ses amis..
Sans beaucoup le connaître, j'avais eu l'occasion de causer longuement avec lui, il y a quelques mois.
Il s'ouvrait vite et arrivait facilement aux confidences.
On devinait a sa conversation qu'il avait le sentiment de ce qui lui manquait sous le rapport littéraire.
Son éducation première avait été, parait-il, assez négligée ; mais il avait un vif plaisir d'y suppléer par le travail et, l'étude..
Quand je pense, me disait-il ce jour-là que je gagne cinq et six cents francs par mois avec mes bouts d'articles, je suis honteux ;
mais je vais faire un journal sérieux; j'ai trouvé un bailleur de fonds, et ce qui vaut mieux un bon titre « La Commune »
Hélas! le journal n'est pas né, et le journaliste est mort .
Extrait du journal ( Le Voleur )
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