LOUIS POUPART - DAVYL
LOUIS DAVYL

1835 - 1890




   EMILE ZOLA

   LE NATURALISME AU THEATRE


Durant quatre années, j'ai été chargé de la critique dramatique, d'abord au Bien public, ensuite au Voltaire.
Sur ce nouveau terrain du théâtre, je ne pouvais que continuer ma campagne, commencée autrefois dans le
domaine du livre et de l'oeuvre d'art.
Cependant, mon attitude d'homme de méthode et d'analyse a surpris et scandalisé mes confrères. Ils ont
prétendu que j'obéissais a de basses rancunes, que je salissais nos gloires pour me venger de mes chutes,
parlant de tout, de mes oeuvres particulièrement, a l'exception des pièces jouées.
Je n'ai qu'une façon de répondre: réunir mes articles et les publier.C'est ce que je fais. On verra,
je l'espère, qu'ils se tiennent et qu'ils s'expliquent, qu'ils sont a la fois une logique et une doctrine.
Avec ces fragments, bâclés a la hâte et sous le coup de l'actualité, mon ambition serait d'avoir écrit un
livre. En tout cas, telles sont mes idées sur notre théâtre, j'en accepte hautement la responsabilité.
Comme mes articles étaient nombreux, j'ai du les repartir en deux volumes. Le naturalisme au théâtre
n'est donc qu'une premiere série.
La seconde: Nos auteurs dramatiques, paraîtra prochainement.

   Emile. ZOLA




Emile Zola ( 1840 - 1902 )



Ah! quelle longue, écrasante, monotone soirée, a la Porte-Saint-Martin ! Je suis sorti de la premiere
représentation de " Coq-Hardy ", le drame en sept actes de M. Poupart-Davyl, brise de fatigue, hébété
d'ennui. Certes, notre métier de critique dramatique comporte beaucoup d'indulgence; on recule souvent
devant le résumé exact de son impression. Mais qu'il me soit permis au moins une fois de ne rien cacher,
de dire ma révolte intérieure contre un de ces drames de la queue romantique, qui se moquent du style,
de la vérité et du simple bon sens.
Je ne chercherai pas a analyser la pièce dans son intrigue puérile et compliquée. Il y a la dedans un duc
de Brennes, un prince de Bretagne, que sa femme trahit au prologue, et que nous retrouvons dix ans plus
tard, simple capitaine d'aventure, sous le nom de " Coq-Hardy " Naturellement, ce capitaine se trouve
mêlé à l'inévitable imbroglio historique, ou sonnent les grands noms de Louis XIV, d'Anne d'Autriche,
de Mazarin, de Condé. Il va presque jusqu'a prendre le menton d'Anne d'Autriche et a tutoyer Condé.
Au dénouement, il redevient nécessairement le duc de Brennes, il sauve Louis XIV, la monarchie,
la France, avec l'unique regret de n'avoir pas a sauver Dieu lui-même. J'oubliais de dire qu'en chemin,
il retrouve sa femme et sa fille.
Inutile d'ajouter que le traître meurt, quand l'auteur n'a plus besoin de lui.
N'est-ce pas que le besoin d'un drame ou l'on parlât de Mazarin se faisait absolument sentir? Comment la
statistique ne s'est-elle pas occupée encore de relever le nombre de pièces ou l'on prononce le nom de
Mazarin? Un seul personnage historique a été plus exploite, le cardinal de Richelieu. Et que c'est gai,
cet éternel cours d'histoire sur Anne d'Autriche, Louis XIII, Louis XIV et les cardinaux!
Quel intérêt prodigieux et passionnant pour des spectateurs de notre époque, dans le perpétuel défilé de
ces marionnettes d'un autre age,qui laissent, a chaque coup d'épée, couler le son de leur ventre! Comme
nous pouvons partager les joies et les douleurs de ces poupées, dont nous nous moquons si parfaitement!
Je ne parle pas de la façon odieuse dont ces drames accommodent l'histoire. Ils sont pour le peuple une
véritable école de mensonges historiques. Dans nos faubourgs, ils ont répandu les idées les plus stupéfiantes
sur les grandes figures et les grands événements qu'ils ont mis si ridiculement a la scène. Grâce a eux,
des légendes grotesques se sont formées, l'histoire apparaît aux ignorants comme une parade, avec des
paillasses richement vêtus qui tapent des pieds et qui déclament. Je ne comprends pas comment la salle
entière n'éclate pas d'un fou rire, en face des monstrueux pantins qu'on lui présente sous des noms retentissants.
Par exemple, dans " Coq-Hardy", peut-on trouver quelque chose de plus profondément comique que les scènes
entre le capitaine d'aventure et Anne d'Autriche? Le capitaine entre chez la reine comme chez lui, et il
lui parle avec des effets de hanche, des ronflements de voix, une familiarité de bon garçon, qui sont a
mon sens le comble de la drôlerie. Et quelle merveille encore, cet acte ou l'on voit la reine et Louis XIV
errer la nuit dans les rues de Paris, en se tordant les bras, comme deux locataires louches que le patron
de quelque garni a flanques a la porte! ajoutez que " Coq-Hardy " survient, qu'il démolit une maison afin
de construire une barricade, et qu'il se retranche avec Louis XIV derrière cette barricade, d'où ils opèrent
tous les deux des sorties pour tuer deux ou trois douzaines d'hommes. Quel cerveau a jamais invente des
folies plus extravagantes? Cela me donne froid au dos, me glace de ce petit frisson de peur et de honte
que j'ai parfois éprouve en face des infirmités humaines.
Il y a encore une scène incroyable que je veux signaler. Anne d'Autriche a charge le capitaine " Coq-Hardy "
de négocier avec le grand Condé, qui revient de Lens chargé de gloire. Jolie situation, invention ingénieuse
et d'une vraisemblance étonnante. Alors, le capitaine parle en maître a Condé. Il le subjugue, le rend petit
garçon, l'écrase devant toute la salle qui applaudit. Et, lorsque Condé ose demander une parole, le capitaine
lui répond a peu près ceci: Vous avez la mienne!
Rien de plus royal. Voyez vous ce routier se promenant avec des blancs-seings de la reine, faisant la leçon
aux grands capitaines, donnant sa parole avec des gestes de matamore! C'est de la farce lugubre.
D'ailleurs, il est inutile de discuter. Un drame historique, bâti sur ce plan, ne soutient pas la discussion.
Toutes les démences s'y abattent.
Il serait impossible de prendre un personnage et de l'analyser, sans voir tout de suite qu'on a une marionnette
dans les mains. Ainsi, je ne connais pas de figure plus décourageante que la duchesse, cette femme qui trompe
son mari qui se sauve avec sa fille pour suivre un amant
indigne, le traître de la pièce, et que nous retrouvons dans les larmes, dans le remords, dans tout le tra la la
des beaux sentiments. J'ai dit le mot juste, elle est décourageante, car rien n'est plus attristant et malsain
que le mensonge. L'auteur a du vouloir crever l'adultère
sympathique, l'ange des épouses infidèles, l'herbe impeccable des femmes tombées. Et il a accouche de cette
pleurnicheuse, dont ni la faute ni le repentir ne nous touchent, et qui se traîne aux pieds de son mari, sans que
la salle soit émue. Pourquoi nous intéresserions-nous a elle, puisqu'elle est une poupée dont nous apercevons toutes
les ficelles ?
Dirai-je un mot du style, maintenant? Ici, je me sens les bras cassés. J'avais véritablement l'impression d'un déluge
de tuiles sur mes épaules, pendant la représentation de " Coq-Hardy " . On ne peut imaginer les étranges phrases qui
tombent la dedans. L'acteur semble avoir ramassé avec soin toutes les tournures clichées, les bêtises de la rhétorique,
les images que l'usage a ridiculisées, afin de les mettre a la queue les unes des autres dans son oeuvre. C'est un
véritable cahier de mauvaises expressions. Pas une ne manque. On aurait voulu faire un pastiche de la langue des
mélodrames, qu'on ne serait certainement pas arrive a une pareille réussite sans beaucoup d'efforts. Ce que je ne
comprends pas, c'est qu'un public n'ait pas les oreilles plus sensibles.Comment se fait-il que des spectateurs, qui se
fâcheraient si un< orchestre jouait faux, puissent supporter patiemment toute une soiree une langue si abominablement
fausse? Je sais que, pour mon compte, le style de Coq-Hardy m'a rendu très malade. Affaire de tempérament sans doute.

Si cela était écrit avec bonhomie encore, si l'on sentait derrière un homme simple, qui ne se pique pas d'écrire et qui
dit tout rondement sa pensée! L'intolérable est qu'on devine une continuelle prétention au beau style. Les phrases ont le
poing sur la hanche comme les personnages. Au dénoument, Coq-Hardy fait un discours ou il parle des Francs et des Gaulois.
Il faut dire que ce duc de Brennes descend de Brennus; Brennes, Brennus, vous comprenez, c'est fort ingénieux.
Et il y a ainsi des panaches tout le long de la pièce. Parfois même on entrevoit des intentions shakespeariennes.
Oh! les intentions shakespeariennes !
c'est la recueil des faiseurs de mélodrames. La poésie les tue. J'avouerai, d'ailleurs, que je ne puis me défendre d'un grand dédain
pour les pièces ou les coups d'épée et les coups de pistolet entrent pour la part la plus applaudie dans les mérites du dialogue.
Le succèsde Coq-Hardy a été le combat du cinquième acte. Si la poudre parle, c'est que l'auteur n'a rien de mieux a dire.
Et quel abus aussi des beaux sentiments! Quand un acteur a un beau sentiment a émettre, on s'en aperçoit tout de suite;
il s'approche du trou du souffleur comme un ténor qui a une belle note a pousser, il lâche son beau sentiment, on l'applaudit,
il salue et se retire. Cela finit par être honteux, de spéculer ainsi sur l'honneur, la patrie, Dieu et le reste. Le procédé
est trop facile, il devrait répugner aux esprits simplement honnêtes.
La stricte vérité est que, le premier soir, la salle s'ennuyait. Toutes les fois que des personnages historiques étaient en scène
et se perdaient dans des considérations sur la Fronde, je voyais les spectateurs ne plus écouter, lever le nez, s'intéresser au
lustre ou aux peintures du plafond. Je vous demande un peu a quoi rime la Fronde pour nous? Il fallait qu'un choc d'épée ou la
déclamation d'une tirade vertueuse ramenat l'attention sur la scène. Alors, on applaudissait, pour se réveiller sans doute.
Je jurerais que les deux tiers des spectateurs n'ont pas compris la pièce. Coq-Hardy n'en a pas moins marche jusqu'a la fin,
et le nom de l'auteur a été acclame. On en est arrive a un grand mépris des jugements sincères.

Certes, je souhaite tous les succès a M. Poupart-Davyl. Il y avait des choses très acceptables dans sa Maîtresse légitime,
a l'Odéon. Je suis certain que la forme de notre mélodrame historique est surtout la grande coupable, dans cette affaire de
Coq-Hardy. On ne ressuscite pas un genre mort. J'entendais bien, dans la salle, les romantiques impénitents rejeter toute
la faute sur M. Poupart-Davyl, en l'accusant d'avoir gâché un bon sujet. Mais la vérité est qu'il est impossible aujourd'hui
de refaire les pièces d'Alexandre Dumas. Il faudrait tout au moins renouveler le cadre, chercher des combinaisons, choisir
des époques inexplorées. Voyez les faits: M. Poupart-Davyl a un grand succès avec la Maîtresse Légitime, et je doute qu'il
fasse autant d'argent avecCoq-Hardy. Ouvrira-t-on les yeux, comprendra-t-on qu'on doit laisser au magasin des accessoires
toutes les guenilles historiques, pour entrer définitivement dans le drame moderne, qui est fait de notre chair et de notre sang ?

Dernierement, les romantiques impénitents se fâchaient contre Rome Vaincue. Comment! une tragédie, cela était intolérable!
Et ils se chatouillaient pour rire, ils plaisantaient M. Parodi sur la formule démodée qu'il avait ressuscite. Eh bien!
en toute conscience, je trouve les Romains de Rome vaincue autrement vivants que les frondeurs de Coq-Hardy. Certes, la tragédie,
que les romantiques avaient tuée, se porte beaucoup mieux a cette heure que le drame. Je ne veux pas même établir un parallèle
entre les deux pièces, car d'un cote il y a le souffle d'un tempérament dramatique, tandis que, de l'autre, je ne vois que
le pastiche banal de tous les mélodrames odieux qui m'assomment depuis quinze ans. Ici, la question d'art s'élève au-dessus
des formules. Et combien je préfère la langue incorrecte de M. Parodi au ron-ron de M. Poupart-Davyl!

M. Poupart-Davyl a fait jouer a l'Ambigu un drame en six actes: les Abandonnés, qui a eu un très vif succès le soir de la
première représentation.

Guillaume Aubry est un ouvrier serrurier qui a épousé a Tours une fille superbe, Nanine, laquelle l'a abandonné après quelques
mois de mariage. Vainement il l'a cherchée, fou de tendresse et de rage; elle roule le monde, elle est faite pour les amours
cosmopolites et pour les aventures. Guillaume est venu a Paris, ou il a fini par s'établir. La loi est la qui l'empêche de se
remarier, mais son cœur s'est donné a une honnête blanchisseuse, Ursule, avec laquelle il vit maritalement, et dont il a deux
petits garçons. Il y a même, dans la maison, un troisième enfant, Robert, qu'Ursule dit avoir recueilli par pitié, en le voyant
maltraite par les personnes qui le gardaient; et Guillaume regarde cet enfant d'un oeil jaloux, car son idée fixe est que le petit
est la preuve vivante d'une premiere faute, d'une faute ancienne, qu'Ursule ne veut pas avouer.

Voila une des actions du drame. Un autre action est fournie par Nanine, qui a été en Angleterre la maîtresse de lord Clifton.
Un fils est né de cette liaison, et Nanine, en abandonnant lord Clifton, a emporté cet enfant. Depuis cette époque, le père,
qui a hérité d'une fortune colossale, vit dans les regrets et parcourt l'Europe en cherchant son fils. Naturellement, ce fils
n'est autre que Robert, recueilli par Ursule. Le bâtard de la femme vit ainsi sous le toit du mari, entre les deux bâtards que
celui-ci a eus de son coté; et tout cela sans que personne s'en doute le moins du monde.

Si j'ajoute que Nanine, pour faire peau neuve, a fait annoncer sa mort dans les journaux de San-Francisco, et qu'elle ressuscite
a Paris sous le nom de madame veuve Perkins; si je dis qu'elle est associée avec un certain Morgane, un gredin de la haute société
qui vole au jeu et qui ne recule pas devant les coups de couteau: j'aurai indique tous les éléments du drame, et il sera aise
d'en comprendre les péripéties assez compliquées.

A la nouvelle de la mort de Nanine, Guillaume et Ursule sont dans une joie profonde. Enfin, ils vont pouvoir se marier!
Cependant, Nanine, en retrouvant lord Clifton affole par la mort de son fils, ourdit toute une trame. Elle vient trouver son
ancien amant et lui offre de lui rendre son fils, s'il consent a se marier avec elle. Celui-ci, après s'être révolté, consent.
Nanine se met alors a la recherche de Robert et arrive ainsi chez Guillaume. Ursule, devant son visage froid, ses yeux mauvais,
refuse violemment de lui rendre le petit. Puis, Guillaume se présente, et la reconnaissance entre le mari et la femme a lieu.
Des lors, tout croule, plus de mariage possible ni d'un cote ni de l'autre. Mais Nanine ne renonce pas a la lutte, elle volera
Robert et elle fera assassiner Guillaume par Morgane. Le malheur pour elle est que Morgane se doute qu'elle le dupe et qu'elle
l'emploie comme un instrument dont on se débarrasse ensuite. Au dénouement, lorsqu'elle s'entête a ne pas le suivre, il la frappe
d'un coup de couteau. Et c'est ainsi que les méchants sont punis, pendant que les bons se réjouissent.

On voit quelle complication extraordinaire. Le hasard joue dans tout cela un rôle vraiment trop considérable. Je ne discute pas
lavraisemblance. Rien de plus étrange que cette aventurière qui, en quittant lord Clifton, emporte son fils comme un colis
encombrant qu'on abandonne a la première station. Il y a aussi, dans le drame, des idées bien singulières sur la législation qui
régit les questions de paternité. La seule querelle que je veuille chercher a M. Louis Davyl est de lui demander pourquoi il a
mis en oeuvre toutes les vieilles machines de l'ancien mélodrame, lorsqu'il lui était si facile de faire plus simple, plus nature,
et d'obtenir par la même un succès plus légitime et plus durable.

Car les faits sont la, ce qui a pris le public, ce sont les scènes entre Guillaume et Ursule, c'est la peinture de ce monde ouvrier,
étudie dans ses mœurs et dans son langage. La étaient la nouveauté et la hardiesse, la a été le succès. Des que Nanine se montrait,
des qu'on voyait reparaître ce lord de convention qui se promène d'un air dolent parmi les serruriers et les peintres en bâtiment,
l'intérêt languissait, on souriait même, on écoutait d'une oreille distraite des scènes interminables, connues a l'avance. Il fallait
que Guillaume et qu'Ursule reparussent, pour que la salle fut de nouveau prise aux entrailles.

Le pis est que M. Louis Davyl a certainement mis la les figures démodées et ridicules de son aventurière, de son lord, de son bandit
du grand monde, pour faire accepter ses ouvriers du public. Il s'est dit, j'en jurerais, que, par le temps qui court, le public ne
voulait pas trop de vérité a la fois, et qu'il fallait être habile en ménageant les doses.
Alors, il a accepte la recette connue, qui consiste a ne pas mettre que des ouvriers sur la scène, a les mêler dans une savante
proportion a de nobles personnages. Et il a obtenu cette singulière mixture qui rend son drame boiteux et qui en fait une oeuvre
mal équilibre et d'une qualité littéraire inférieure.

Je crois que le public lui aurait été reconnaissant de rompre tout a fait avec la tradition. Pourquoi un lord? Elles sont rares
les femmes d'ouvriers qui montent dans les lits des grands de la terre. Le plus souvent, elles trompent un serrurier avec un maçon.
Transportez ainsi toute l'action des " Abandonnes " dans le peuple, et vous obtiendrez une pièce vraiment originale, d'une peinture
vraie et puissante. Je répète que les seules parties de l'œuvre qui ont porte sont les parties populaires. C'est la une expérience
dont le résultat m'a enchante, parce que j'y ai vu une confirmation de toutes les idées que je défends.

Déja, lorsque M. Louis Davyl fit jouer a la Porte-Saint-Martin ce drame stupéfiant de Coq-Hardy , ou l'on voyait Louis XIV enfant
se promener la nuit dans les rues de Paris en jouant de sa petite épée de gamin, j'ai dit combien les vieilles formules sont
délicates a employer. L'auteur était la dans la pièce de cape et d'épée, cherchant le succès avec une bonne foi et un courage
méritoires. Le drame ne réussit pas, il comprit, qu'il se trompait, il frappa ailleurs. Je lui avais conseille de s'attaquer
au monde moderne. Il vient de donner les Abandonnés, et il doit s'en trouver bien.
Maintenant, s'il veut prendre une place tout a fait digne et a part, il faut qu'il fasse encore un pas, il faut qu'il accepte
franchement les cadres contemporains et qu'il ne les gâte pas, en y introduisant des éléments poncifs. C'est lorsqu'on veut
ménager le public qu'on se le rend hostile.
Sérieusement, croit-on qu'une oeuvre d'une complication si laborieuse, avec des histoires folles qui ont traîne partout, avec
ces trois bâtards qui passent comme des muscades sous les gobelets du dramaturge, ait quelque chance de laisser une petite trace?
On la jouera quarante, cinquante fois; puis, elle tombera dans un oubli profond, et si par hasard quelqu'un la déterre un jour,
il sourira du lord et de l'aventurière en disant: "C'est dommage, les ouvriers étaient intéressants." A la place de M. Louis Davyl,
j'aurais une ambition littéraire plus large, je voudrais tenter de vivre. Il est homme de travail et de conscience. Pourquoi ne
jette-t-il pas la toute la prétendue science du théâtre, qui jusqu'ici l'a empêché de faire un drame vraiment neuf et vivant?
Chaque fois qu'un mélodrame réussit, il y a des critiques qui s'écrient: "Eh bien! vous voyez que le mélodrame n'est pas mort."
Certes, il n'est pas mort et il ne peut mourir. Par exemple, jamais un public ne résistera a une scène comme celle des deux mères,
dans les " Abandonnes ". Nanine vient réclamer Robert a Ursule, la mère adoptive se sent pleine de tendresse a coté de la véritable
mère, et elle lui crie, en montrant les trois enfants qui jouent:"Votre fils est la, choisissez dans le tas!" L'effet a été immense.
Cela prend les spectateurs par les nerfs et par le coeur. Toujours, de pareilles combinaisons dramatiques, qui mettent en jeu les
profonds sentiments de l'homme, remueront puissamment une salle.

Ce qui meurt, au théâtre comme partout, ce sont les modes, les formules vieillies. Il est certain que le dernier acte des " Abandonnés "
ce pavillon ou Morgane vient assassiner Nanine, est de l'art mort.
On le tolère, parce qu'il faut bien accepter un dénouement quelconque. Mais on est fâche que l'auteur n'ait pas trouve quelque chose
de neuf pour finir sa pièce. Le mélodrame est mort, si l'on parle des recettes mélodramatiques connues, des combinaisons qui défrayent
depuis quarante ans les théâtres des boulevards et dont le public ne veut plus. Le mélodrame est vivant, et plus vivant que jamais, s'il
est question des pièces qu'on peut écrire sur l'éternel thème des passions, en employant des cadres nouveaux et en renouvelant les
situations. Nous sommes emportes vers la vérité; qu'un dramaturge satisfasse le public en lui présentant des peintures vraies, et je suis
persuadé qu'il obtiendra des succès immenses. Le tort est de croire qu'il faut rester dans les ornières de l'art dramatique pour être applaudi.
Adressez-vous aux habiles, et vous verrez qu'eux surtout sentent la nécéssite d'une rénovation.





Page suivante